Un management démocratique ne se résume pas au « bien-être » au travail

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Publié le 18 novembre 2020

En lisant les travaux de Thibault Le Texier, chercheur associé au GREDEG, membre d’Université Côte d’Azur, on se dit que si le monde de l’entreprise semble s’être considérablement métamorphosé, le management continue de se heurter aux mêmes écueils et à tendre vers le même but, jamais atteint : toucher à une organisation démocratique.

Naviguer sur le site Internet de Thibault Le Texier, chercheur associé au GREDEG (1), membre d’Université Côte d’Azur, c’est un peu fouiller dans ses tiroirs. Le premier étage renferme des publications de recherche et des documents de travail, quand d’autres contiennent de silencieuses images ou des films de montage réalisés à partir d’archives vidéo. D’une case à l’autre, certains éléments participent d’une analyse commune, mais il ne semble pas y avoir de règle. Le film « Le facteur humain » illustre la théorie du management pensée par Taylor, et les recherches de Thibault Le Texier portent sur l'histoire du management, la rationalisation et les théories contemporaines du pouvoir. Mais on trouve aussi dans les documents offerts aux errements numériques le film School Shooting, composé à partir d’archives YouTube liées aux tueries dans les écoles américaines.« Je récupère des images existantes pour les détourner ou révéler quelques chose d’habituellement invisible, ce qu’on ne regarde pas », expliquele chercheur.

 

En 2016, Thibault Le Texier s’intéresse, à des fins de réalisation indépendantes de ses recherches, aux archives vidéo d’une expérience de psychologie sociale menée en 1971 dans une fausse prison. Le professeur Zimbardo, de l’université de Stanford, attribue alors à des étudiants volontaires le rôle de gardien ou celui de détenu, dans une prison improvisée dans les sous-sols de l’université. À partir de là, il observe quels comportements le contexte carcéral semble générer spontanément entre les deux groupes en présence. L’expérience de Stanford, hyper médiatisée depuis, est restée dans l’histoire de la psychologie sociale comme une démonstration édifiante des effets néfastes de la prison, pouvant engendrer en quelques jours cruauté chez les uns et effondrement psychologique chez les autres. En passant les archives de l’expérience au peigne fin, Thibault Le Texier a mis en évidence des biais et des manipulations jusque-là passés inaperçus.

 

Il présente les résultats de cette enquête dans un livre publié fin avril aux éditions La Découverte sous le titre Histoire d’un mensonge : enquête sur l’expérience de Stanford. Il avait écrit précédemment chez le même éditeur un essai intitulé Le maniement des hommes, essai sur la rationalité managériale. Thibault Le Texier est retourné depuis à d’autres archives, étudiant des milliers d’ouvrages retraçant l’histoire du marketing. Un travail entamé il y a deux ans et demi et toujours en cours. Confrontés à ce travail éclectique, nous avons profité d’une interview pour interroger le chercheur sur ses travaux portant sur l’histoire du management. Car en le lisant, on se dit que si le monde de l’entreprise semble s’être considérablement métamorphosé, le management continue de se heurter aux mêmes écueils et à tendre vers le même but, jamais atteint : toucher à une organisation démocratique. Thibault Le Texier a co-dirigé récemment un numéro de la revue Esprit consacré à ce sujet.

 

(1)       Groupe de Recherche en Droit, Économie et Gestion

 

UCA News : Quelle définition donneriez-vous du management ?

 

TH. L.T : Le management est une façon de penser le pouvoir, la mise en ordre, l’organisation d’une communauté en fonction de certains critères, de certains objectifs. C’est une certaine manière de considérer les individus, de les voir comme des ressources et comme une réalité qu’on peut modeler, modifier, réorganiser en permanence. C’est aussi une façon de penser le groupe comme une chose qui doit être contrôlée pour devenir productive, efficace, donner des résultats, être tournée vers des objectifs. Le manager collecte des données pour contrôler ce qui se passe et tout cela doit se faire de façon rationnelle, c’est-à-dire en se basant sur des chiffres et pas sur des perceptions subjectives ou sur des croyances. C’est toute cette logique que recouvre le terme de « management ». Cela peut s’appliquer à un large champ d’institutions, pas seulement à l’entreprise, mais aussi à l’État, à la famille, à l’hôpital, à l’école, et même à l’individu.

 

UCA News : De quand date son apparition ?

 

TH. L.T : Il naît à l’époque de la révolution industrielle, mais pas dans les entreprises. Il apparaît d’abord en référence à la famille. Le management scientifique, moderne, celui des entreprises, tel qu’on le connaît, apparaît entre 1880 et 1920, donc un siècle après la première révolution industrielle.

 

UCA News : Ce qui est frappant, dans la description que vous faites des objectifs du management, c’est qu’en un peu plus d’un siècle, la technique a beaucoup évolué mais les objectifs à atteindre et la façon de les mesurer semblent rester relativement les mêmes. 

 

TH. L.T : Oui, pour moi il y a eu assez peu d’évolution dans l’histoire de la gestion. Depuis FrederickTaylor (mort en 1915), on est resté sur les mêmes fondements. Il y a évidemment eu des changements, puisque les théoriciens du management vivent du conseil aux entreprises et doivent donc en permanence se démarquer de leurs concurrents. C’est comme ça qu’on nous annonce tous les six mois une nouvelle méthode révolutionnaire qui va résoudre tous les problèmes des entreprises. En fait, derrière ces déclarations publicitaires fracassantes, on s’aperçoit que le socle de principes forgé par Taylor ne bouge pas d’un poil. Efficacité,organisation,contrôle,rationalisation : on ne sort pas de ce cercle. Qui, aujourd’hui, est contre l’efficacité ? Paradoxalement, ce qui fait le succès des manuels de management, encore aujourd’hui, est qu’on n’a jamais trouvé la méthode optimale. La demande reste donc constante. Car le management est un catalogue de modèles, et la réalité est une infinité de cas particuliers. On est condamnés à ajuster les méthodes aux réalités. Le management est une discipline qui a pour matière première l’être humain et, évidemment, on est encore très loin de savoir mettre celui-ci en équations.

 

UCA News : À l’époque de Taylor, le management semble concerner surtout la dimension physique, corporelle, du travailleur. Y a -t-il un lien entre les techniques développées à l’époque, qui introduisent les machines dans les usines, et la façon de penser le management ?

 

TH. L.T : En réalité, on va récupérer l’imaginaire de la machine mais on va l’appliquer à bien d’autres domaines que celui de l’usine. Par exemple, dès les années 1900-1910, des femmes écrivent des manuels de « taylorisation de la maison ». Or c’est un univers où il n’existe quasiment pas de machines, qui reste très manuel et artisanal, et on veut quand même y appliquer le taylorisme. Ensuite, Taylor est un ingénieur, et il s’inspire fortement de la logique de la machine. Mais son idée, c’est d’abord de rationaliser le travail peu qualifié. Par exemple, le maniement des pelles. Un de ses proches, Frank Gilbreth, va lui analyser le travail des maçons. Il utilisait des chronomètres et des caméras pour essayer d’enregistrer le plus de données possibles sur le travail : décomposer les gestes, leur vitesse, leur productivité. Car plus on obtient de données, plus on pourra essayer d’agir sur ces données. J’ai assez peu travaillé sur cet aspect, mais aujourd’hui, avec le numérique, on multiplie considérablement les paramètres que l’on mesure et les outils pour les mesurer, ce qui peut permettre au management d’être plus intrusif encore. Des entreprises ont par exemple imaginé mettre en place des primes pour les employés qui dormiraient sept ou huit heures et qui seraient donc bien reposés et travailleraient mieux. À l’avenir, la tendance pourrait aller dans le sens de l’accentuation de ces intrusions. Il devient possible de nous contrôler de plus en plus finement et de plus en plus constamment. Dans ces conditions, il n’y aura plus de « hors travail ». On va à mon avis vers une dissolution de l’entreprise au sens où le statut d’auto-entrepreneur deviendra la norme et celui de salarié l’exception. Or, quand on est auto-entrepreneur, on doit prendre soi-même en charge les taches de management. À nous de nous former et de nous motiver, de fixer nos objectifs et de nous évaluer, de nous organiser et d’améliorer notre productivité. Au-delà du travail, les smartphones permettent aujourd’hui aux individus de mesurer de plus en plus de paramètres personnels. Avec les réseaux sociaux, on tombe dans la comptabilité du nombre d’amis, des « like », ce qui, je pense, ne fait que renforcer la culture de la logique managériale. Plus la technologie se diffuse et plus la rationalité managériale devient prégnante.

 

UCA News : Vous écrivez qu’aujourd’hui on peut démocratiser les entreprises justement parce qu’on n’a plus besoin d'imposer de servitude à l’employé, ce dernier étant conditionné pour se gérer lui-même. En quoi cela favorise-t-il la démocratisation de l’entreprise ?

 

TH. L.T : On peut aujourd’hui confier de plus en plus de responsabilités, de pouvoir et de tâches aux employés puisqu’ils sont de plus en plus disciplinés et en viennent à épouser de plus en plus les logiques et les objectifs de l’entreprise. Voilà qui explique pourquoi certaines personnes, paradoxalement, peuvent se sentir plus libres dans un cadre très contraint avec un chef et des horaires, parce qu’ils ont leur libre-arbitre en dehors du travail, qu’ils retrouvent une autonomie en rentrant chez eux. On prétend « démocratiser » simplement parce que l’on n’a plus besoin de mettre quelqu’un derrière les salariés pour les « gérer », puisqu’ils se contrôlent eux-mêmes. Mais la véritable démocratie porterait sur la possibilité des individus à participer aux décisions qui les concernent. Réduire le nombre de chefs, prôner le télétravail, laisser de la souplesse sur la façon pour chacun de s’organiser, c’est très bien, mais ça doit s’accompagner d’une participation réelle et informée des employés aux décisions qui les concernent.

 

UCA News : Existe-t-il des expérimentations faites dans le sens d’une « vraie » démocratisation du travail ?

 

TH. L.T : Oui, il y a par exemple CHRONO Flex à Nantes, le groupe Hervé dans la région de Tours, l’usine de biscuits Poult. Ces entreprises sont souvent simplement médiatisées sous la bannière du « bien-être au travail ». Mais dans les faits elles sont réellement plus démocratiques que les entreprises traditionnelles. Il ne s’agit pas seulement de repeindre en rose la salle de pause ou d’installer un baby-foot. Il s’agit de considérer l’entreprise comme une communauté politique constituée majoritairement d’individus adultes, autonomes et responsables.

 

UCA News : Pourrait-on définir les conditions qui permettraient de généraliser ces systèmes de démocratisation ?

 

TH. L.T : Il n’y a pas de condition matérielle particulière à cela, il s’agit vraiment d’un état d’esprit permettant d’organiser le travail autour de la confiance, de l’autonomie, de la délégation. Il ne faudrait surtout pas confiner ces modèles aux start-up employant surtout des jeunes ayant fait une thèse ou une école d’ingénieurs. Le groupe Hervé est constitué en majorité de chauffagistes, d’électriciens, de techniciens de maintenance. Ces formes d’organisation reposent sur une pyramide inversée. La hiérarchie n’est pas là pour contrôler les employés ou leur imposer des directives mais pour les aider et les informer, par exemple de l’évolution des marchés et des outils. Ce sont les personnes qui travaillent au plus près du terrain qui prennent les décisions et qui décident des stratégies de l’entreprise. Cela ne nécessite pas de moyens de mise en œuvre extraordinaires, mais il existe encore beaucoup de réticences à cette alternative dans les entreprises classiques. Par exemple, l’idée que les salariés fixent eux-mêmes leur niveau de rémunération semble aberrante (dans les faits, c’est vrai que même les entreprises les plus démocratiques ne font souvent qu’attribuer à chaque équipe un budget d’augmentation ou de prime limité que l’équipe doit se partager). Un des points communs aux entreprises démocratiques est la croyance très forte du dirigeant en la supériorité de ce modèle et une grande utilisation des systèmes d’information tels que les wikis et les forums en ligne. Il y a aussi en général un effort de formation plus important à fournir, si l’on veut que tout le monde dans l’entreprise puisse lire un bilan comptable et s’exprimer sur les budgets par exemple.

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Laurie CHIARA : laurie.chiara@unice.fr